Depuis le mois de décembre 2019, le Liban traverse une profonde et durable crise économique et financière. L’appauvrissement chronique de la population est une entrave pour l’accès à la santé. Les médecins se mobilisent aux côtés de la Fondation Raoul Follereau pour sauver des vies.

 

[Nota bene : Ce reportage a été écrit et réalisé en janvier 2020. Suite à la propagation épidémique du covid-19, le dispensaire a fermé ses portes quelques temps en application des directives de confinement données par le gouvernement libanais. A partir de jeudi 2 avril 2020 pour des consultations pédiatriques. Pour tous savoir sur l’action de la Fondation Raoul Follereau face à la pandémie, rendez-vous sur notre page dédiée : https://www.raoul-follereau.org/covid-19/ ]

 

Dans les rues de Beyrouth, les chaussures des manifestants crissent sur les morceaux de verres. La majorité des vitrines qui longent les rues jusqu’au centre-ville est en miettes. Les murs sont couverts de tags en français, en anglais, en arabe… Tous disent la colère du peuple libanais contre le pouvoir en place depuis la fin de la guerre civile. Depuis trois ans environ, le Liban s’enfonce dans une crise économique. Le 17 octobre 2019, le pays connaît un soulèvement populaire inédit, dont les éléments déclencheurs sont les incendies et la taxation de Whatsapp, à l’encontre de la classe politique jugée corrompue. Pour les Libanais, c’est la révolution.

La Saoura s’écrit sur les murs de Beyrouth. Crédits : Marie-Charlotte Noulens

 

Sous les pavés, les médecins

 

Le 21 janvier 2020, Hassan Diab a annoncé la composition du nouveau gouvernement. Tôt dans la soirée, les manifestants étaient déjà au rendez-vous devant les check point tenus par la police et l’armée. Crédit : Marie-Charlotte Noulens

Le 21 janvier 2020, sur la place des martyres, des jeunes se réchauffent devant un brasero tandis que d’autres installent une tente à grands coups de maillet. Il fait nuit noire. Seuls les éclairages de l’immense mosquée Harriri éclairent la place. Plusieurs groupes convergent vers le Parlement dont l’armée libanaise barre l’accès. Ces barrages ont été le lieu de violents affrontements entre les force de l’ordre et les manifestants. Ce soir a une dimension particulière : le Premier ministre, Hassan Diab, doit annoncer le nouveau gouvernement. « Nous n’avons pas beaucoup d’espoir mais nous restons mobilisés », explique une jeune fille dans un français parfait, « j’étais à toutes les manifestations. J’espère vraiment que les gens vont se mobiliser ce soir… » La foule devient de plus en plus dense et scande avec ardeur : « Saoura ! Saoura ! » qui signifie révolution en arabe. « Tout ce que je peux vous dire, c’est que les gens ne seront pas contents de ce nouveau gouvernement. Il n’est pas représentatif de ce que demande le peuple », lance Perla Joe, l’une des figures de la révolution. Cette chrétienne de 27 ans est de toutes les manifestations. D’un père ex-milicien des Phalanges chrétiennes, elle lutte pour la fin du confessionnalisme. Quand les noms du nouveau gouvernement tombent, Perla Joe ne cache pas sa déception. Composé de vingt ministres, tous sont des anciens conseillers des ministres précédents et membres des mêmes partis politiques.  « Nous n’arriverons à rien pour le pays tant qu’ils seront au pouvoir. Au début, nous organisions des manifestations pacifiques. Mais, à priori, si on leur demande en disant « s’il-vous-plait », rien ne se passe. La violence est de leur côté. Nous nous battons contre des criminels et des milices armées, avec simplement des équipements de protection. Mon âme me fait bien plus mal que mon corps quand les manifestations changent de tournure. » Si la jeunesse de toutes confessions confondues reste mobilisée à Beyrouth, une classe professionnelle l’est tout autant : celle des médecins. A l’hôpital de l’Hôtel Dieu de France, ils sont nombreux à descendre dans les rues pour manifester leur colère en première ligne.

Perla Joe, leader chrétienne de la révolution libanaise. Crédit : Marie-Charlotte Noulens

« Nous sommes au contact de la population tous les jours et nous constatons ses souffrances », explique le docteur Jammal Mouin, spécialisé en médecine interne, « la crise économique est très sévère et sur une longue période. En tant que médecin, nous sommes engagés avec des personnes vivant dans une grande misère. Nous demandons un système de santé plus juste : un accès aux soins pour tous, une meilleure protection… » Contre la violence, les médecins de l’Hôtel Dieu de France se sont engagés très concrètement en faveur des victimes de la crise. « L’idée est née de créer un dispensaire qui prodiguerait des soins, des médicaments et des consultations gratuites. » Un projet qui a vu le jour au centre saint Joseph, à Achrafieh, grâce à Roger Khairallah, représentant de la Fondation Raoul Follereau au Moyen-Orient.

 

Un projet unique au Liban

 

Au premier étage du centre saint Joseph, une dizaine de personnes attendent, installés sur de larges fauteuils. Un jeune homme s’avance dans l’une des salles ouvertes. Ses traits sont tirés, ses vêtements, déchirés, et ses mains sont couvertes d’une épaisse couche de crasse. Il tient son poignet gauche endolori : « – Savez-vous à quelle heure le médecin arrive ? » De l’autre côté du comptoir, Nadine, infirmière diplômée d’Etat, lui affirme que le docteur Jammal est en route pour le dispensaire. « Ce garçon est un réfugié syrien. Il vit sous un pont non loin du dispensaire », explique Nadine. « Je travaille ici depuis mi-janvier, date de la création du dispensaire. »

Les consultations au dispensaire sont gratuites pour les plus démunis et les médecins sont bénévoles. Crédits : Marie-Charlotte Noulens

Au début du mois de janvier 2020, Roger Khairallah souhaite remettre à flots l’ancienne clinique du centre saint Joseph, laissé à l’abandon suite au départ à la retraite du dernier médecin. « Au fur et à mesure que le pays s’enfonçait dans la crise, je voyais les personnes déjà fragiles s’appauvrir de manière critique au point de ne plus pouvoir se soigner », raconte Roger Khairallah, « j’ai décidé de contacter le professeur Fadi Haddad pour lui proposer de s’installer à la clinique. Il m’a demandé si c’était la Providence qui m’envoyait car il avait eu la même idée mais n’avait pas de locaux à disposition ! » En deux semaines à peine, le dispensaire est quasiment opérationnel. Pédiatre, psychologue, médecine interne, chirurgie… Ils sont une trentaine à avoir répondu présents pour dispenser des soins, des consultations et des prescriptions gratuitement. La clinique a vu le jour par le bouche-à-oreille. « J’ai vu une annonce sur Facebook comme quoi le père Gaby, directeur du centre Saint Joseph, cherchait une infirmière », se souvient Nadine, « j’ai proposé mes services. Depuis, je suis à la clinique à plein temps. Je suis ici pour servir, pour aider. Trop de gens souffrent en ce moment. C’est vraiment difficile : pas de travail, des médicaments chers, plus de prothèse, plus de lentilles de vue, etc. » Les principaux bénéficiaires sont les personnes âgées et les familles pauvres. « Une dame est passée à la clinique car elle ne peut plus payer ses soins. Cela fait trois mois qu’elle n’a pas touché son salaire. Elle est obligée de venir travailler. »

Au dispensaire, le docteur Jammal ne compte pas ses heures, en plus de son travail à l’hôpital de l’Hôtel Dieu de France à Beyrouth. Crédits : Marie-Charlotte Noulens

Nadine, assise derrière son petit bureau, lève les yeux au ciel et ouvre ses mains vides dans un geste d’impuissance. A côté d’elle, près de comptoir de l’accueil du dispensaire, se tient Dorothée, une pharmacienne française. Dorothée est bénévole : « J’ai répondu à l’appel à l’aide du père Gaby. » La jeune femme a pour mission de gérer le stock de médicaments. Une tâche ardue lorsque l’on sait que tout manque. « Nous recevons des dons de la diaspora. Parfois ce sont les médecins qui apportent des échantillons de médicaments reçus à l’hôpital. Mais ce n’est pas suffisant et nous ne sommes pas encore complètement en mesure de soigner toutes les pathologies. Nous manquons d’antibiotiques par exemple », explique la pharmacienne. Le dispensaire a signé un partenariat avec l’association YMCA qui distribue des médicaments pour les maladies chroniques comme le diabète ou le cancer. De fait, les besoins sont immenses et se soigner devient un luxe. « Il y a toujours eu des failles dans le système de santé mais ce phénomène s’aggrave : le tiers payant n’est pas payé, les médicaments sont très chers et malgré l’existence de trois entreprises pharmaceutiques au Liban, le circuit du médicament reste obscur. Ce qui fait craindre des potentielles pénuries au sein des hôpitaux », souligne le docteur Jammal.

Les consultations se font sur rendez-vous et chaque patient doit remplir une fiche d’admission avec leurs données personnelles. Le dispensaire demande une petite participation symbolique aux frais de consultations pour les patients qui le peuvent mais « l’argent ne doit pas être un frein », souligne Nadine, « les soins sont gratuits pour ceux qui n’ont absolument rien. » Les médecins les plus demandés sont les orthopédistes, les médecins internes et les cardiologues. « Dans les clinique privées ou les hôpitaux, une consultation en cardiologie coûte en 50 et 100 dollars », souligne Roger Khairallah.

Nadine, l’infirmière, à droite, fait un point de situation avec une représentante de l’association YMCA pour l’approvisionnement du dispensaire en traitements de maladies chroniques. Crédits : Marie-Charlotte Noulens

Si la consultation est pro bono, la clinique n’a pas la logistique nécessaire pour réaliser des bilans sanguins ou des examens médicaux plus poussés. « Dans ces cas-là, nous faisons appel à Nour, une jeune femme qui travaille pour une ONG partenaire appelée Lebanon Needs », explique Roger Khairallah, « en lien avec la diaspora pour les financements, elle trouve des laboratoires et hôpitaux pour les examens des patient de la clinique. Chaque demande est enregistrée dans un logiciel, ce qui nous permet de rendre l’organisation la plus fluide possible. » L’infirmière organise le planning des médecins en fonction de leurs disponibilités. Si tous sont bénévoles, Nadine a un mécène qui soutient son engagement permanent à la clinique.

Depuis peu, la clinique est ouverte le weekend pour accueillir et soigner les manifestants blessés. Au fil des jours, les besoins du dispensaire vont s’accroître et les dons s’amoindrirent. « Nous avons déjà des demandes pour des consultations en psychologie », explique Roger, « nous avons pu trouver des psychologues. Maintenant, il faut consolider notre fonctionnement. » Un défi à relever dans un pays qui continue de sombrer.

 

Deux pièces composent le dispensaire : une salle d’accueil des patient qui fait également office de pharmacie et la salle de consultations. Crédits : Marie-Charlotte Noulens