L’orphelinat Juveen Charity accueille des enfants yézidis ayant survécu aux massacres perpétrés par Daech en 2014 au mont Sinjar. Tous sont des anciens prisonniers de l’Etat islamique, devenus enfants des rues à leur libération et ayant de profondes blessures psychologiques.

 

Installé à son bureau, Kawa Eido Khattari fouille dans ses tiroirs. « Je vais vous montrer les dessins des enfants. » Avec fébrilité, il sort une petite toile peinte à la gouache. Dessus, on distingue au centre un visage sur un fond très sombre. Les traces du pinceau sont épaisses, marron et noires. Les yeux écarquillés du visage reflètent la peur et la sidération tandis que la bouche est scellée par une tâche noire. « L’auteur de cette peinture est un enfant encore très perturbé par ce qu’il a vécu », souligne Kawa Eido Khattari. Depuis 2019, il est le directeur de l’orphelinat Juveen Charity, un orphelinat à Shariya, une ville du Kurdistan irakien coincée entre le Tigre et une chaîne de montagnes. « Nous prenons en charge environ 400 enfants, garçons et filles, âgés de 5 à 17 ans. Tous sont des anciens prisonniers de Daech.

 

S’aimer et être aimé pour se reconstruire

 

L’écrasante majorité des enfants de l’orphelinat est issue de la communauté yézidie. Cette minorité ethnique vit en Irak depuis des siècles. Leur fief historique se trouve au mont Sinjar, au nord-ouest du pays. Le 3 août 2014, les Yézidis sont victimes d’un massacre perpétré par l’Etat islamique d’Irak et du Levant, plus connu sous son acronyme : Daech.

Kawa Eido Khattari, le directeur de l’orphelinat, montre le dessin d’un enfant très perturbé. © Marie-Charlotte Noulens

Ce même jour, près de 6 500 personnes sont capturées et des milliers sont exécutées. Parmi les prisonniers de Daech se trouvent des femmes et des enfants. Les jeunes filles et petites filles à partir de 9 ans sont réduites en esclaves sexuelles entre la Syrie et l’Irak tandis que les garçons sont envoyés dans les camps d’entraînement de Daech. Les Nations Unies n’ont pas hésité à qualifier ce massacre de génocide relevant du crime contre l’humanité et du crime de guerre : « Les déclarations publiques et la conduite du groupe État islamique et de ses combattants démontrent clairement que le groupe État islamique avait l’intention de détruire les yézidis de Sinjar, qui constituent la majorité de la population yézidie mondiale, en tout ou en partie. »1 La guerre a fait plus de 30 000 déplacés yézidis et plus de 2 000 orphelins. « Nous enregistrons le témoignage de chaque enfant que nous recevons afin de do[1]cumenter les crimes de Daech », explique Kawa Eido Khattari, qui se définit lui-même comme un activiste. Avec Basheer Koreih, un homme d’affaire yézidi décédé il y a quelques mois, il crée cet orphelinat afin de permettre à ces enfants de se reconstruire physiquement et mentalement. « Notre action s’articule selon quatre axes majeurs : l’accompagnement psychologique, la santé, l’éducation et la pédagogie. Les enfants vont à l’école le matin dans la ville de Shariya puis suivent des cours dans les locaux de l’orphelinat. Depuis que nous avons commencé notre travail, près de 300 enfants ont retrouvé une stabilité mentale grâce à des sessions psychologiques individuelles et de groupe. » Parmi ces axes, l’équipe pédagogique, composée de 25 personnes, accorde une grande importance aux bienfaits de l’art comme le dessin ou la musique. « Lorsqu’un enfant est pris en charge à l’orphelinat, nous lui demandons de dessiner ce qui lui passe par la tête. De cette manière, nous pouvons évaluer son état », souligne le directeur. Suivre l’état de santé psychologique des enfants est le rôle de l’assistante sociale, Avan. Avec beaucoup de douceur, cette mère de famille yézidie écoute, console, soutient et aime. « Il y a parmi ces enfants une petite fille qui a vu ses parents être exécutés. Lorsqu’elle est arrivée chez nous, elle faisait beaucoup de cauchemars et pipi au lit très souvent. Ses premiers dessins n’étaient que le drapeau noir de Daech et tout ce qu’il y a autour de leur propagande », se souvient Avan. Après plusieurs mois à l’orphelinat, la fillette a crayonné son autoportrait sur lequel elle tient un diplôme : « Elle m’a dit que c’était elle plus tard avec son brevet de médecine en main. Quel changement radical ! Nous sommes heureux de cette réussite. » Contrairement au reste des orphelins, la petite fille fait partie de la trentaine d’enfants qui dorment et vivent à l’orphelinat 24 heures sur 24. « Ce sont les enfants ayant vécu les plus grands traumatismes ou encore des enfants des rues qui erraient seuls », précise Avan. Ces derniers nécessitent une attention et un suivi tout particulier.

 

« C’est ma nouvelle famille »

 

Au loin, la guerre a laissé des traces bien visibles dans le paysage. Aux pieds des montagnes, des tentes blanches s’étendent à perte de vue, contrastant avec la douceur des champs de blé verts alentours. Il existe encore 16 camps qui accueillent des réfugiés yézidis parmi lesquels se trouve celui de la ville de Shariya. L’orphelinat est à quelques mètres. Derrière un grillage, une trentaine d’enfants jouent avec grand bruit. Balançoires, toboggan, préau… Tout donne l’impression d’être dans un centre de loisirs classique. Sous le toboggan, Avan discute doucement avec un jeune garçon. Visiblement il se confie à elle. « C’est important de recréer un climat familial ou chacun puisse grandir en confiance. Il n’est pas rare qu’ils m’appellent ‘’maman’’ », souligne la jeune femme avec un sourire timide. Pour cela, l’orphelinat Juveen Charity loue une maison en face de ses locaux. « Des mamans de Shariya se relaient pour assurer une présence permanente.

 

L’orphelinat prend en charge intégralement une trentaine d’enfants, anciens prisonniers de Daech. © Marie-Charlotte Noulens

 

Elles s’occupent des enfants le soir et du ménage, des repas… », explique le directeur. Une atmosphère sécurisante y règne. « Ici, nous sommes une grande famille », lance un jeune adolescent. Un petit attroupement se fait rapidement autour du directeur. « Elle, elle est comme sœur… Lui, c’est mon frère… », poursuit le garçon en désignant ses camarades qui lui répondent par un sourire. « Moi, je viens de Sinjar ! », réplique un autre jeune avec fierté, « j’espère un jour pouvoir aller en Europe. » L’affection que se portent les enfants est palpable, comme un besoin d’oxygène pour respirer et se sentir vivant. Le retour de la communauté yézidie au mont Sinjar est complexe. Plusieurs milices et armées régulières s’y affrontent toujours pour le contrôle de ce point stratégique. La vie dans les camps de déplacés est rude avec un taux de suicides élevé en raison de la misère, de la pauvreté et de la perte d’espoir. Cela touche principalement les femmes, abusées par Daech et incomprises par leur communauté. Face à ce constat, la jeunesse représente l’espoir. « Je connais le passé de chaque enfant, depuis Daech à aujourd’hui, mais pas leur avenir. A l’orphelinat, nous vivons au jour le jour pour subvenir entièrement à leurs besoins », affirme Avan. « Ce que je souhaite le plus au monde pour l’avenir de ces enfants est que l’orphelinat Juveen Charity perdure. J’ai une petite fille et mon mari ne travaille pas mais je serai prête à prendre chez moi deux ou trois enfants si jamais l’orphelinat ferme ses portes par manque de moyens. » La Fondation Raoul Follereau soutient la vie du centre qui accueille les 30 enfants en détresse avec, notamment, l’achat de lits superposés.