Depuis plus de vingt ans, la Fondation ANAK-Tnk vient en aide aux enfants les plus vulnérables des bidonvilles et des décharges ou errant dans les rues de Manille, capitale des Philippines. Tous les soirs, les équipes partent à la rencontre de cette jeunesse livrée à elle-même. Reportage.

Petit garçon du Drop In Center Boys, Manille, Philippines. © Marie-Charlotte Noulens

Il est 15 heures à Manille. Jason et Eryelle se préparent. Installés sur leurs chaises de bureau, les deux Philippins dressent le programme de la nuit, carnet et stylo en main. « Cela fait plusieurs mois que je suis une petite fille, Danika. Des jeunes m’ont dit qu’elle a été tuée par d’autres enfants près de Santa Cruz. Une histoire de drogue et de prostitution. Ce soir, il faudrait qu’on vérifie cette information. » Eryelle acquiesce et prend note. Ce n’est pas la première histoire terrible que la jeune assistante sociale entend. Jason poursuit son plan d’action. « Grâce aux réseaux sociaux, je parviens à prendre contact avec les familles d’enfants qui vivent dans la rue. Mon objectif est de recréer un lien entre eux. Parfois, ce sont des anciens jeunes de la Fondation ANK-Tnk qui me contactent pour me signaler des enfants des rues en grande difficulté. C’est ce qu’il s’est passé pour Danika. »

54 000 enfants aidés

La trentaine, Jason travaille pour la Fondation ANAK- Tulay Ng Kabataan (ANAK-Tnk) comme éducateur de rue depuis dix ans. L’objectif de cette association est de prendre en charge les enfants abandonnés ou négligés qui vivent dans les rues de Manille, les décharges et les bidonvilles. « La priorité est de renouer avec les familles quand c’est possible », explique Jason. Une approche qui se comprend mieux lorsque l’on traduit le nom de la fondation. Tulay Ng Kabataan signifie en tagalog « un pont pour les enfants ». Un pont symbolisé par les liens familiaux retrouvés et la protection qu’il apporte. Fondée en 1998 par un prêtre jésuite de la Province des Philippines, la fondation est venue en aide à 54 000 enfants de Manille.

Les enfants des rues viennent souvent des bidonvilles. © Marie-Charlotte Noulens

Ce soir, comme tous les soirs, c’est la big night. Un éducateur de rue et une assistante sociale vont à la rencontre des enfants de Manille de 15 heures à minuit. « Nous assurons une présence permanente », souligne Jason, « la journée, des éducateurs tissent des liens avec les enfants et repèrent ceux qui sont en difficulté. » Les éducateurs de la fondation sont connus par un bon nombre d’enfants des rues. Ils ont leur réseau dans divers points de la ville. Chaque big night, le duo éducateur et assistante sociale se met d’accord sur les zones à quadriller et les enfants qu’ils aimeraient rencontrer. Si l’enfant le souhaite, il peut venir vivre à la fondation où il sera logé, nourri et surtout aimé. Les assistantes sociales se joignent à chaque big night pour s’assurer du respect du cadre légal. « L’enfant doit choisir librement de quitter la rue », ajoute Eryelle. Sans elle, les éducateurs n’ont pas le droit de proposer à un enfant de venir au centre. « Si l’enfant a moins de six ans, nous l’emmenons en urgence dans notre nursery car ses jours sont en danger. »

Le minibus s’enfonce dans les bouchons en direction de l’université Saint Thomas avec à son bord Jason, Eryelle et Elise, une Française très engagée depuis des années auprès de la fondation. « C’est un quartier très huppé du vieux Manille », crie Jason. Le son de sa voix peine à transpercer les bruits de moteurs en surchauffe et de klaxons en folie. A Manille, la règle est simple mais terrible : plus il y a d’argent, plus il y a de misère. Une misère insoutenable, qui s’étale dans les rues de Manille intramuros sous les regards indifférents des passants, comme deux mondes face à face. Les Philippines font partis des « tigres asiatiques ». Le pays a connu un fort développement économique entre 1980 et 1990. Depuis, au sein des villes d’Asie du Sud-Est se développent des « réalités contradictoires sur fond de fortes inégalités : le dynamisme économique autant que la pauvreté ; l’amélioration des conditions de vie autant que l’augmentation du potentiel de crises sanitaires du fait d’infrastructures sanitaires et d’évacuation des déchets défaillantes ; la gentrification urbaine autant que la multiplication des bidonvilles. »1 Les enfants sont les plus vulnérables. En octobre 2018, l’ONG Coram International a rendu un rapport alarmant à l’UNICEF soulignant que les enfants philippins subissent de graves violences : « deux sur trois affirment avoir subi des violences physiques ; trois enfants sur cinq disent avoir déjà subi une forme de violence psychologique ; un sur quatre rapportent avoir été agressés sexuellement. »2 Un nombre important de ces violences a lieu dans le cadre familial.

Ces jeunes sont des anciens pensionnaires de la Fondation ANAK-tnk. © Marie-Charlotte Noulens

Les Philippines sont signataires de la Convention des droits de l’enfant mais « nous constatons que le nombre de personnes âgées et de petites filles abandonnées dans les rues a considérablement augmenté. Ce qui est mauvais signe pour une société asiatique », selon Elise, installée sur l’île depuis cinq ans. Elle travaille à la Fondation ANAK-Tnk avec son mari, Charles. Au fil des années, ils ont vu le pays changer. Plus l’économie prend son envol, plus la société philippine s’appauvrit et s’individualise. En 2002, l’Etat philippin estimait à 75 000 le nombre d’enfants seuls dans les rues de Manille. Un phénomène qui ne touche pas que Manille puisque plus de 220 000 enfants des rues du pays se répartissent dans soixante-cinq grandes villes. Parmi eux, les chiffres nationaux indiquent que 60 000 sont exploités sexuellement ou prostitués.

« Avec le couvre-feu, il y a moins d’enfants dans les rues en ce moment. Ils ont peur d’être pris par la police. Dans ce cas, ils sont enfermés dans des centres de l’Etat. Les conditions de vie là-bas sont assez difficiles… », annonce Jason. Le minibus de la fondation s’arrête non loin du centre historique de la ville. En sortant du véhicule, Jason est tout de suite entouré de grands adolescents. Tatouages, piercings, sourire d’acier, « ce sont un peu les caïds du quartier », souffle Elise un sourire en coin, « la majorité sont des anciens de la fondation. » Aujourd’hui, ils sont devenus les indics de Jason. Cette petite bande repère pour lui les enfants en difficultés. « Vous en trouverez près de John Bridge », lance un jeune. Le garçon a à peine dix-sept ans. Son torse tatoué témoigne de son appartenance à un gang. « Il a une femme et un bébé », souligne Eryelle. Dans ce groupe, tous ont des airs d’enfants qui ont grandi trop vite. « Il est difficile pour ces jeunes de quitter la rue définitivement », déplore Jason, « je le sais bien… Je suis un ancien enfant des rues. » Le jeune homme a quitté son foyer « sans véritable raison », selon ses propres termes. « J’avais dix ans à peu près. Ma mère m’a cherché pendant des jours mais je me cachais dès qu’elle approchait. Au début, je faisais la manche devant les magasins avec d’autres enfants. Mais j’étais encore trop bien habillé en comparaison avec les autres qui portaient des guenilles donc personne ne me donnait de l’argent. C’était vraiment difficile. » A onze ans, Jason se fait battre par une bande d’enfants qui lui volent son argent. « Dans la rue, tu es seul. Personne ne viendra s’occuper de toi. Tout doit être payé. » Seule la loi du plus fort règne. Les enfants trouvent alors un refuge dans les gangs. « Il y a des rites initiatiques pour y rentrer », explique Jason, « si tu es un garçon, chaque membre du gang doit te frapper. Si tu es une fille, ils te violent chacun leur tour. » Jason a été très tôt confronté à la violence. « Mon meilleur ami s’est fait poignarder à mort sous mes yeux. Quand je suis allé chercher de l’aide auprès d’un policier, il m’a répondu qu’il l’avait sûrement mérité. » Le jeune homme a été recueilli par la Fondation ANAK-Tnk et lui aussi a été tenté de retourner dans la rue. « Nous avons une vision faussée de la rue. Tu peux gagner de l’argent facilement, tu appartiens à un groupe qui te donne une reconnaissance, tu es libre de faire ce que tu veux et tu penses être en sécurité ! Mais c’est faux… »

Un enfant joue dans la rivière Pasig. © Marie-Charlotte Noulens

L’amour prend patience

Le pont John Bridge s’élève au-dessus de la rivière Pasig, en face de l’imposante Poste de Manille. Deux jeunes s’amusent dans la rivière sous le regard d’une adolescente. Ils enchaînent les plongeons dans une eau sale et nauséabonde. Jason amorce le premier contact avec le trio : deux adolescentes de treize ans et un petit garçon. Celui-ci semble avoir neuf ans, à peine. « Quel est ton nom ? As-tu une famille qui s’occupe de toi ? Depuis combien de temps es-tu à la rue ? » L’éducateur de rue relève toute ces informations sur des fiches tandis que Eryelle, l’assistante sociale discute avec une jeune fille aux cheveux coupés très courts. « C’est une façon de se protéger », explique l’assistante, « elle se fait passer pour un garçon pour ne pas être agressée. » Jane est à la rue depuis deux mois. Sa mère s’est remariée et l’a expulsée du domicile. Une situation très fréquente au sein des familles recomposées. « Je ne veux plus vivre comme ça », souffle l’adolescente le regard triste, « je veux venir avec vous. Ce que je vis est trop difficile… »

La jeune adolescente souhaite quitter la rue. © Marie-Charlotte Noulens

Une forte odeur de solvant perce l’obscurité. Le petit garçon a le nez dans sa manche, ses traits se creusent. Sa main renferme un morceau de tissu imbibé de rugby, un solvant peu cher qui coupe la faim et fait oublier l’espace d’un instant la violence du quotidien. Les enfants sont exploités par les trafiquants de drogue et deviennent des mules. Ils sont aussi exposés à la prostitution notamment lors des marchés ou dans le quartier chinois de Manille. « Avec un pesos la passe, ils s’achètent du solvant », explique Jason. La discussion se prolonge et déjà la nuit tombe. Les phares des jeepneys, des bus en forme de jeep, éblouissent le petit groupe. « Une des filles a été violée plusieurs fois par d’autres enfants », raconte l’assistante sociale, « nous l’encourageons à nous suivre afin de la protéger. » Jason et Eryelle ont conscience que les deux adolescentes sont des proies faciles.

Eryelle propose aux deux adolescentes de venir vivre à la fondation et plus précisément au drop in center girl (DIG), appelé centre Madeleine et Raoul Follereau en hommage à l’homme qui combattait la lèpre, la pauvreté et l’ignorance. Le petit garçon ne les suivra pas : il habite à deux rues du pont avec sa famille. La Fondation ANAK-Tnk prend en charge les enfants seuls ou victimes d’une grande négligence de la part de leurs parents. « Le drop in center est un foyer d’accueil. La première étape après la rue », précise Elise. Les enfants restent environ un an au drop in center et suivent parallèlement une remise à niveau scolaire dans les classes passerelles. « L’objectif est de stabiliser l’enfant et de répondre à ses besoins de premières nécessités : nourriture, santé, hygiène, vêtements… Et surtout, nous les aimons ! »

La discussion se prolonge dans la soirée. © Marie-Charlotte Noulens

L’amour est la clef de voûte de l’action de la Fondation ANAK-Tnk. « Il est facile de donner un toit et de la nourriture », souligne le père Dauchez, « beaucoup d’autres associations à Manille font cela. Mais aimer… c’est autre chose. Notre rôle est de faire comprendre à l’enfant qu’il est digne d’aimer et d’être aimé. L’amour est un terreau fertile. » Dans son petit bureau, à quelques pas du drop in center boys, le père Dauchez, directeur de la fondation, nous fait part de son abandon total à la Providence. « Plus on est dépassé, plus on peut agir. Nous avons une vocation de consolateur. La compassion, qui signifie souffrir avec l’autre, est un mystère inexplicable. Elle est la colonne vertébrale de ce que l’on vit à la fondation. » Quelques instant plus tard, de gros et profonds sanglots résonnent sous l’auvent du garage. Un petit garçon du drop in center est en larmes. Le père Dauchez discute avec lui pendant une heure dans son bureau puis le raccompagne vers les autres enfants pour le déjeuner. « Il est impossible de panser les blessures de ces enfants. Il m’arrive de ne pas avoir de réponse à leurs apporter mais nous ne devons jamais les laisser dans l’illusion car ils ne pourront jamais se reconstruire. La majorité de ces enfants ne croit plus au refuge d’un foyer et la confiance envers les adultes est très longue à retrouver. » Depuis plus de vingt ans, le père Dauchez a accompagné des milliers d’enfants. Au fil des années, il a été le témoin de belles guérisons intérieures. « Le premier miracle est le retour à l’innocence. Quand un enfant retrouve le sourire, le coeur est prêt à s’ouvrir. Le sourire est la porte du coeur. Le second miracle est le pardon. Il n’y a pas de guérison sans pardon. Se pardonner à eux-mêmes puis à ceux qui les ont fait souffrir. »

Le père Dauchez, président de la Fondation ANAK-tnk. © Marie-Charlotte Noulens

Se pardonner à soi-même, c’est justement ce qui a sauvé Jason de la rue. Il se souvient très bien de la douloureuse prise de conscience qui l’a déterminé à quitter la rue. « J’étais près de l’université Saint Thomas quand j’ai aperçu une jolie jeune fille. Je lui demandé ce qu’elle faisait là, pour engager la conversation mais elle m’a chassé en me disant que je sentais mauvais. J’y suis retourné le lendemain, propre et habillé le mieux possible. Je l’ai attendue. »
Quand la jeune philippine sort enfin de l’université, elle est au bras d’un beau garçon. « Je me suis dit que je n’étais rien, je n’en valais pas la peine. Personne ne pouvait m’aimer. » La voix de Jason tremble, trahissant son émotion. Après cet épisode, il suit des cours intensifs à seize ans pour apprendre à lire et à écrire. « A vingt ans, j’étais encore à l’école primaire », dit le jeune homme en souriant. La Fondation ANAK-Tnk lui a permis de prendre un nouveau départ.

 

Les deux adolescentes ont choisi de suivre les équipes et s’endorment rapidement. © Marie-Charlotte Noulens

Après avoir signé des papiers au Barangay, la mairie locale, autorisant la Fondation ANAK-Tnk à les prendre en charge, les deux adolescentes montent dans le minibus en direction du drop in center. Très vite, elles s’endorment sur les banquettes, bercées par le bruit de la circulation. « La période au DIG est assez difficile pour les jeunes », explique Diana, la directrice du DIG, « il y a des règles de vie à suivre, ce qui peut être frustrant lorsque l’on sort tout juste du monde anarchique de la rue. Nous faisons en sorte que les filles retrouvent un équilibre, même s’il est fragile, dans un environnement familial. » Garçons et filles confondus, environ 90 % des jeunes retournent au moins une fois dans la rue après ou pendant leur passage au drop in center. Le DIG est le premier foyer d’accueil pour filles de la Fondation ANAK-Tnk, construit en 2003. Les enfants qui arrivent au DIG suivent trois étapes : un examen médical, un rendez-vous avec une assistante sociale qui va rechercher sa famille et un rendez-vous avec le psychologue. « Je suis impressionnée par le travail des assistantes sociales… Elles font tout pour retrouver les familles pour envisager une réconciliation et vont parfois dans des quartiers très dangereux de Manille », confie Diana, « nous cherchons à comprendre les enfants et connaître leur histoire afin de les aider. Mais cela demande du temps. » Âgée de trente ans, la directrice est une ancienne bénéficiaire du programme de nutrition de la Fondation ANAK-Tnk dans les bidonvilles de Manille.
Lelen et Jane arrivent aux portes du DIG. Il est presque 23 heures. Une quinzaine de petites filles et adolescentes se précipitent pour les accueillir, entre deux éclats de rire. « Il y a quatre mamans du quartier qui se relaient entre la nuit et la journée pour assurer une présence permanente auprès des enfants et assurer le fonctionnement comme les lessives ou les repas », précise Diana. Les deux adolescentes, un peu intimidées, sont tout de suite prises sous l’aile protectrice de la « maman » du centre qui leur sert un repas.

Les deux adolescentes arrivent au Drop In Center Girls. © Marie-Charlotte Noulens

Le minibus repart dans la nuit avec Jason, Eryelle et Elise à son bord, à la rencontre d’autres enfants. Ce soir est une petite victoire pour l’équipe et un premier pas vers une nouvelle vie pour les jeunes filles. La graine est semée. La patience et l’amour porteront peut-être leurs fruits. « Le temps du Bon Dieu n’est pas le même que le nôtre », comme aime à le répéter le père Dauchez.

 

 

 

 

Deux fillettes prient pendant l’adoration dans le bidonville Happy Land. © Marie-Charlotte Noulens