Les personnes atteintes par la lèpre restent souvent prisonnières de la crainte du regard des autres, et de leur propre image. Nombreuses, dès lors, sont celles qui peinent à se réinsérer. En Côte d’Ivoire, une assistante sociale parcourt le pays pour les aider à reprendre confiance et retrouver une place dans la société.

La forêt tropicale frémit alentour. À travers les plants de palmiers et d’hévéas, se dresse un campement : une case en longueur que précède un vaste poulailler coiffé d’une bâche noir. Un travailleur s’avance pour accueillir un homme âgé au pas bancal suivi d’une femme au large sourire. L’ancien, Simplice N., rend visite à son neveu qui a lancé, quelques mois auparavant avec l’aide de la Fondation Raoul Follereau, une ferme avicole pour le compte de son oncle. Grâce aux revenus de la ferme, Simplice N. a pu rentrer dignement au village, après une vie passée à l’Institut Raoul Follereau d’Adzopé.

« Je ne voulais pas être un fardeau pour mon frère » souffle le vieil homme invalide, marqué dans sa jeunesse par la lèpre, « mais un jour, la sœur Tano est arrivée à l’hôpital et elle nous a proposé de nous aider à rentrer chez nous. Je suis invalide alors mon neveu a proposé de travailler pour moi. Aujourd’hui, je suis très content d’être dans ma famille. » La joie de l’ancien se propage sur les visages de ceux qui l’entourent, et la femme qui a aidé à cette réinsertion, sœur Tano Akoua, explique : « En Afrique, la famille est essentielle, et il n’y a rien de plus important que d’être chez soi pour les derniers moments de sa vie. Ici, la réinsertion de M. Simplice est une réussite. »

Le trajet est long à travers la forêt jusqu’au campement, mais dès qu’il le peut, Simplice N. aime rendre visite à son neveu et surveiller l’élevage. ©Marie-CapucineGaitte

« Quand un patient s’avance, il a besoin de toute votre attention »

Sœur Tano Akoua travaille comme assistante sociale du programme national de lutte contre l’ulcère de Buruli de Côte d’Ivoire (PNLUB-MCUE), avec le soutien de la Fondation Raoul Follereau. Infatigable, elle parcourt le territoire pour rendre visite aux malades de lèpre et des autres maladies tropicales négligées cutanées, dans les centres de traitement et dans leurs villages. L’objectif : aider ces personnes atteintes dans leur chair à retrouver une bonne estime d’elles-mêmes et à reprendre place dans la société. Son travail se décline de plusieurs manières : chaque année, elle sensibilise près de 2 000 patients sur l’estime de soi, la maladie et la réinsertion par le travail. Dans le même temps, l’assistante sociale se rend disponible, au quotidien, pour une centaine de malades ayant besoin d’un suivi particulier. Et les heures ne comptent pas : « quand un patient s’avance vers vous, il a besoin de toute votre attention. Il y a des choses qu’ils ne disent à personne d’autre, et par moment le seul fait d’entendre votre voix, c’est déjà rassurant pour eux. Sachant ce besoin, je ne peux pas fermer la porte » confie-t-elle. Le travail étant colossal, une deuxième assistante sociale a rejoint sœur Tano, en avril 2024, pour assurer le suivi des malades dans la région de Divo, au sud-ouest du pays.

Lors des ateliers, ici à Adzopé, Sr Tano Akoua utilise des images pour sensibiliser les malades à l’estime de soi. ©Marie-CapucineGaitte

Sans soutien moral, une guérison incomplète

« Les maladies chroniques comme la lèpre ont un impact sur le moral. Une thèse réalisée ici, à Adzopé, a montré que 70 à 80% des patients présentaient un syndrome dépressif » souligne le Dr Bamba Vagamon, directeur de l’Institut Raoul Follereau (IRF) d’Adzopé, « il faut les réarmer moralement, sinon tous nos efforts sur le plan médical ne donnent rien. » Dans les centres de traitement, tel l’IRF d’Adzopé, les médecins prennent en charge le dépistage, le traitement, le suivi et les opérations chirurgicales ; mais ne disposent ni du temps ni de la formation pour accompagner les patients en souffrance morale ou psychique. Or nul service social n’existait avant l’arrivée de sœur Tano Akoua dont le travail est désormais salué unanimement. « La prise en charge des patients restant longtemps à l’hôpital et des malades de la lèpre ayant vécu le rejet suppose un réel soutien psychologique qu’assure désormais sœur Tano » félicite le directeur médical de l’IRF d’Adzopé, le Dr Henri Kouakou.

Les hospitalisations de longue durée entraînent une rupture de la vie sociale des malades : au village, leur absence représente une perte économique pour les familles qui s’habituent à vivre sans eux. Les malades perdent le sens de leur utilité et de leur appartenance à une communauté. Certains demeurent alors aux abords des centres de traitement. C’est le cas de Bonnaventure A., un homme hospitalisé depuis 8 ans en raison d’aggravations d’un ulcère de Buruli : « j’ai perdu ma jeunesse, je n’ai pas vécu ce que je voulais » exprime-t-il le regard brillant, « mais la sœur Tano m’a écouté, et elle a su toucher le point douloureux de ma vie… je m’apitoyais sur moi-même, les séances sur l’estime de soi qu’elle a faites avec nous m’ont permis de me relever. Je veux lui dire merci. »

L’assistante sociale parcourt le pays pour rencontrer, écouter, soutenir les malades. Ici à l’IRF de Manikro. ©Marie-CapucineGaitte

Se reconstruire, étape par étape

Le travail sur l’estime de soi est le premier pilier de l’accompagnement des malades. « La personne finit par résumer sa vie à la souffrance » observe l’assistante sociale, « dans les ateliers, on l’aide à prendre conscience qu’elle est autre chose que sa maladie ou son handicap, et qu’elle a des capacités. » Lors de ses visites régulières dans les centres, à Adzopé et Manikro, Yamoussoukro, Djékanou ou encore Zouan-Hounien, sœur Tano Akoua rassemble les patients et organise des ateliers : grâce à une boîte à images, les malades réagissent, partagent leurs difficultés et l’assistante sociale leur enseigne le soin de soi.

La deuxième étape est la sensibilisation des familles : il faut informer les proches que la lèpre et les autres maladies tropicales négligées sont des maladies dont l’on peut guérir. « Lorsque les familles comprennent qu’elles n’ont pas à avoir peur, elles s’engagent et entourent la personne qui se sent aimée, et alors tout devient plus facile : la guérison comme sa réinsertion » poursuit l’assistante sociale.

Enfin, une aide pour développer une petite activité génératrice de revenus (vente, élevage, etc.) peut être envisagée dans les situations les plus précaires, comme l’était celle de Simplice N., âgé et sans ressources financières. Chez tous les malades rencontrés, l’arrivée de sœur Tano a marqué un tournant. Soro, un ancien malade de la lèpre âgé de 40 ans, témoigne : « Quand tu as la maladie, ça peut te faire fumer de la drogue, la cigarette ou boire de l’alcool. Depuis que la sœur Tano vient, on parle de tout cela. Je vois que ça change beaucoup de choses chez les malades. Elle nous aide à définir et réaliser nos projets pour retourner au village. C’est extraordinaire. »

Pour bien des malades d’Adzopé, l’arrivée de sœur Tano a marqué un tournant. Comme pour Soro, debout derrière elle. ©Marie-CapucineGaitte

 

« La lèpre disparaîtra peut-être d’ici une dizaine d’années dans le pays, mais il va falloir s’occuper des malades atteints de séquelles jusqu’à la fin de leur vie ! » alerte le Dr Vagamon – directeur de l’Institut Raoul Follereau de Côte d’Ivoire. Dans ce pays où 25% des malades de la lèpre souffrent d’invalidités graves, une avancée capitale apparait : la reconnaissance du rôle-clef des acteurs sociaux, grâce en partie au travail effectué par sœur Tano Akoua, pendant et après la maladie.