Du Nord, près de la frontière syrienne en zone sunnite, au Sud, près d’Israël en zone chiite, en passant par le Chouf, dans les montagnes druzes, ou encore dans les quartiers pauvres de Beyrouth, les écoles chrétiennes sont en souffrance. Au-delà de l’impact de la crise économique sur le système scolaire, les raisons de la possible disparition d’un modèle séculaire pourraient prendre une teinture politique.

 

« Depuis 1893, cet établissement n’a jamais fermé ses portes, même pendant la guerre ! » Michel Badr essaie de s’en convaincre : son école va survivre aux diverses crises qui secouent le Liban depuis bientôt un an. A la tête de la direction de l’école des Sœurs du Bon Pasteur, à Hammana, un village perché sur la chaîne du Mont Liban, Michel Badr lutte depuis plusieurs mois pour maintenir l’établissement à flots. « Nous nous battons pour survivre. Nous n’avons pas le choix… » Alors que la rentrée scolaire est prévue pour le 28 septembre, le directeur n’est pas certain de pouvoir accueillir ses 130 élèves cette année en raison du contexte économique très détérioré. En d’autres termes, l’école s’enfonce dans le déficit budgétaire. « Nous sommes riches mais en talents… » souligne doucement sœur Saydeh, professeur des classes maternelles.

 

 

La région du Mont Liban a été le théâtre de nombreux massacres entre les communautés chrétiennes et druzes pendant la guerre civile. Malgré les multiples tentatives de réconciliation, la méfiance règne toujours. L’école des religieuses a toujours été un lieu de paix et de vivre ensemble. « C’est notre mission et la mission de tout homme », souligne sœur Saydeh, « nous apportons un soutien psychologique aux enfants pour faire face à leur histoire grâce au théâtre, aux psychologues et aux assistantes sociales. Les gens de cette région ont vécu des choses vraiment difficiles. Le traumatisme de la violence est encore bien présent même chez les enfants. Elle se traduit par une certaine forme d’agressivité, des pleurs… » Les enseignants qui travaillent dans l’école sont druzes, chrétiens et sunnites. Pour ne pas creuser le déficit budgétaire de l’école, la Congrégation de Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur a financé les salaires des professeurs. « Ils ont été formidables. Sur les 18 enseignants, tous ont fait un geste pour l’école en refusant le remboursement de leurs frais de transport. » Cette situation est inédite pour l’école. « C’est une période critique à tous les niveaux. Même pendant la guerre, nous n’avions jamais vu un niveau de pauvreté aussi bas », souligne Michel Badr. « Avant les vacances, un élève de terminale est venu me voir : il n’avait pas les moyens de s’acheter un sandwich. Je lui ai donné un peu d’argent », soupire sœur Saydeh.

Tout comme les industries, les commerces et les entreprises, le système scolaire est dans l’œil du cyclone et particulièrement les écoles privées chrétiennes. Aujourd’hui, elles ne peuvent plus supporter le poids des dettes et une quarantaine sont en danger de fermeture imminente. A l’image de l’école d’Hammana, les écoles chrétiennes, réparties sur l’ensemble du territoire, sont essentielles pour la stabilité du pays en garantissant la mixité religieuse. A terme, c’est tout un modèle éducatif séculaire au Liban qui risque de disparaître définitivement.

 

Des déficits budgétaires qui se creusent

 

Sœur Madeleine Bassil, responsable de l’École Jeanne-d’Arc des Sœurs de la Délivrance, à Ghosta. © Antonin Burat

Le système scolaire libanais est composé d’établissements publics et privés. Certaines écoles privées reçoivent des subventions de la part de l’Etat et sont dites « semi-gratuites ». Près de 60 % du corps professoral libanais est employé dans le secteur privé qui scolarise les deux tiers des élèves du Liban. Depuis la fin de l’année 2019, le pays traverse une crise économique inédite et multifactorielle entrainant la dévaluation de la Livre libanais de 80 %, la perte d’emploi de 350 000 personnes et un appauvrissement galopant de la population. Plus de 50 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté. La pandémie Covid-19 puis l’explosion au port de Beyrouth le 4 août dernier ont porté le coup de grâce à ce qui restait d’activités économique pire encore, a ce qui restait de la capacité de résilience, pourtant légendaire, du peuple libanais.

Le naufrage économique de la classe moyenne a eu un impact direct sur le versement des frais de scolarité au cours de l’année 2019 entrainant un endettement chronique des écoles. Depuis le mois de février, les professeurs sont payés un demi salaire. Le repli vers les écoles publiques n’est pas le premier réflexe des parents au Liban. Le niveau du cycle primaire est réputé faible. Par ailleurs, elles n’ont pas les capacités d’absorber tous les élèves issus du secteur primaire, étant elles-mêmes sous tension avec l’arrivée des réfugiés Palestiniens puis Syriens et Irakien. « Des parents sont prêts à ne plus scolariser leurs enfants plutôt que de les inscrire dans une école publique », explique sœur Madeleine Bassil, directrice de l’école Sainte Jeanne d’Arc, dans le Ghosta. Son école, perchée dans les montagnes, est en danger de fermeture, principalement en raison de l’appauvrissement de la population. « Il y a des jumelles qui étaient scolarisées chez nous et dont les parents voulaient retirer de l’école. Leur sœur est malade et le père souhaite garder un maximum d’argent pour pouvoir continuer à payer les soins. J’ai tenu à ce que ces jeunes filles retournent à l’école gratuitement. Je tiens à continuer cette mission. Il faut être humain face à la détresse. Mener une belle vie dans mon coin, ce n’est pas ma vocation. » Les frais de scolarité dans ces écoles périphériques s’élèvent en moyenne à 4 millions de Livres Libanaises. Une somme devenue colossale avec la dévaluation de la monnaie et le taux de chômage galopant. Au-delà des frais d’inscription, se pose aussi la question des fournitures scolaires. « Les parents ne peuvent pas payer. Nous sommes vraiment dans l’embarras… » L’école Sainte Jeanne d’Arc est une école francophone. Sœur Madeleine importe les livres scolaires depuis la France. « A ce rythme, on ne pourra plus continuer avec ces manuels. J’ai peur que le niveau scolaire chute. » La rentrée scolaire est aussi marquée par d’autres incertitudes : celles des mesures sanitaires obligatoires pour lutter contre la propagation de la Covid-19. Achats de désinfectants, masques, thermomètres…

 

Un enjeu politique

 

Les écoles vivent dans l’inconnu : auront-ils suffisamment d’enfants inscrits ? Pourront-ils adapter l’enseignement à la crise sanitaire ? « Nous sommes dans le flou. Les décisions d’aujourd’hui ne seront plus valables demain », affirme sœur Marie, directrice de l’école de Baskhinta. Depuis 1904, elle accueille les enfants musulmans et chrétiens de la région montagneuse du Metn.

Le gouvernement a annoncé la mise en place de cours hybrides c’est-à-dire que les élèves alterneront entre les cours en ligne et ceux à l’école. Cette stratégie est un immense défi pour la direction. « Nous avons des élèves issus de familles modestes qui n’ont qu’un seul ordinateur ou smartphone pour tous les enfants. Quelles solutions pour les familles nombreuses avec plusieurs scolarités à charge ? Par ailleurs, le réseau internet et électrique est de très mauvaise qualité avec une succession de coupures dans la journée », déplore sœur Marie, « les décisions du gouvernement sont contre une vie digne et ça nous révolte. Avec la crise multiforme, en plus de la double explosion de Beyrouth, le gouvernement nous a transformés en mendiants. Ce qui je souhaite pour les écoles chrétiennes mais aussi pour tous les Libanais, c’est de pouvoir être autonomes et de vivre dignement. » Le système de cours en ligne met les écoles dans une position délicate. Les familles ne veulent pas payer des frais de scolarité si leur enfant n’est pas à l’école. « Pourtant, il y a un énorme travail des professeurs pour faire ces leçons », précise sœur Marie. « Mon rêve, c’est de vivre dans un Liban digne. Nous ne devons pas laisser tomber le combat pour cette dignité. Jésus était le premier révolutionnaire. Le plus grand péché pour un chrétien, c’est d’avoir peur. » L’école vit dans l’incertitude mais continu d’avancer, consciente de ses responsabilités envers les familles de la région. A ses yeux, face à ce tableau noir, la pire des choses seraient de baisser les bras.

Intérieur de l’École Saint-François, à Menjez. © Antonin Burat

La question des écoles chrétiennes a des enjeux qui dépassent le simple modèle éducatif. En 2017, le gouvernement vote la loi 46 qui impose une revalorisation salariale des professeurs de l’ordre de 6 échelons soit 40 % de leur salaire. Une décision qui étouffe un peu plus les écoles privées. A ce sujet, le rapport Personnaz dénonce un enjeu politique et donc une volonté d’asphyxier tout un modèle : « Si les écoles ferment, les personnes partiront et c’en sera fini, une bonne fois pour toutes, de la possibilité d’un Liban multiconfessionnel, îlot fragile de pluralisme et de démocratie dans un Moyen-Orient secoué de toutes parts. Les discours de paix et de tolérance prônés par ces écoles seront remplacés par d’autres. La loi 46 n’est donc pas une simple loi scolaire. Elle touche à l’équilibre du Liban. Le fait même qu’elle n’ait pas été remise en cause alors que tout le monde s’accorde à en confirmer les méfaits illustre qu’elle est devenue un enjeu politique. »[1]

Dans ce même rapport, il est souligné que les grandes écoles chrétiennes de Beyrouth survivront mais pas les petites écoles en province. Or, elles se situent dans les régions soumises à de fortes influences extérieures. Un constat partagé par Monseigneur Essayan, vicaire apostolique du Liban : « Le risque se porte surtout sur les écoles en périphérie car elles sont très faibles face à l’intégrisme. Dans ces régions pauvres, celui qui te donne à manger est celui que te gouverne. Nos écoles et institutions sont réparties sur tout le territoire avec plus de 200 couvents latins du Nord au Sud. Il n’y a pas de discrimination. Nous voulons transmettre une éducation. »

Des enfants ont accompagné leurs parents pour la bourse aux livres dans l’école de Baskinta. © Antonin Burat

Dans la Caza Akkar, l’une des régions les plus pauvres du Liban située à la frontière syrienne, l’école Saint François de Menjez reflète bien cette approche. La ville de Menjez se situe à quelques kilomètres de Wadi Khaled où, neuf terroristes, suspectés d’appartenir au groupe Etat Islamique, ont été abattus par l’armée libanaise le 27 septembre 2020. Le Nord du Liban, classé zone rouge par la diplomatie française, est régulièrement le théâtre d’affrontements de cet ordre. L’école semi-gratuite Saint François accueille des élèves de toutes les confessions mais aussi des enfants porteurs d’un handicap mental. « Pendant la guerre de 2011 à 2015, les avions de combats survolaient notre école et bombardaient toute la nuit. Le lendemain, les enfants jouaient avec les douilles qui étaient tombées dans la cours de récréation », se souvient une religieuse, « les enfants avaient très peur. Ils se réfugiaient dans la cave de l’école. » Si Menjez est habité principalement par des chrétiens, les villages alentours sont sunnites. « Tous dans la région s’accordent à dire que les religieuses ont fait un travail extraordinaire depuis 1988 », souligne Souad Saad, responsable de la vie scolaire. L’école est en danger de fermeture imminente. « Dans ce type de région, les écoles chrétiennes représentent l’alternative aux écoles purement chiites ou sunnites », souligne Monseigneur Essayan.

Au Liban, le confessionnalisme est au service du pouvoir au point de perdre l’identité du pays. « Est-ce que nous voulons vivre ensemble ou pas avec notre identité ? Je suis libanais mais dans la série d’appartenances, la somme ne fait pas le Liban. Nous avons un pays qui respecte les chrétiens et les musulmans mais qui n’accepte pas la différence. Nous n’avons pas tous les mêmes droits », souligne l’évêque.

Monseigneur Essayan croit en la jeunesse pour relever le Liban : « Les jeunes chrétiens et les musulmans doivent prendre le chemin de la liberté. » La recherche de l’identité est peut-être au centre des fractures.

La France est très engagée pour la survie des écoles francophones au Liban. Elle a annoncé une aide de 15 millions d’euros pour 52 établissements francophones homologués. Une aide qui vient s’ajouter au fond Personnaz qui s’élève 2 millions d’euros pour aider spécifiquement les écoles chrétiennes du Moyen Orient.

[1] https://oeuvre-orient.fr/wp-content/uploads/Rapport-patrimoine-et-r%c3%a9seau-%c3%a9ducatif-chr%c3%a9tien-au-Moyen-Orient-oct-2018-C.-Personnaz.pdf page 71.